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13 septembre 2009 7 13 /09 /septembre /2009 13:00
http://i98.photobucket.com/albums/l245/theladyofshalotte/ross14.jpg

 

Rossetti, "The Day Dream", 1880

 


La lettre qui se trouvait dans ce livre de la Bibliothèque Rose n'était pas destinée à être lue par un enfant. Saisie d'un délicieux affolement, je m'en emparai et la glissai dans mon sac à main. Puis, reprenant ma quête nonchalante, j'explorai les rayonnages de la section jeunesse. Je tressaillis soudain lorsqu’une voix acidulée m'interpella tout à trac :
- Chère madame Béatrix, quel plaisir!
Béatrix est mon nom d'artiste, bien que j'aie été baptisée du nom d'Elisabeth. Suivant l'usage ancestral consistant à affubler les épouses du nom de leur seigneur et maître, on devrait normalement me donner du "madame Rosset". Néanmoins - allez savoir pourquoi! - il semble que les gens d'ici répugnent à me réduire à mon statut marital. Pour tous, je suis Béatrix, artiste-peintre décadente, séductrice distinguée, et - accessoirement - épouse et mère de famille.
La femme qui venait de s'adresser à moi était Christina Glacide, employée de bibliothèque modèle et poétesse du dimanche. Sa figure chafouine s'agrémentait d’une paire d'yeux perçants et d'une langue incisive. Depuis peu, elle se montrait empressée, voire obséquieuse, à mon égard. Pourtant, nous n'étions pas de grandes amies... loin s'en fallait.
- Puis-je vous être utile? susurra-t-elle.
- Merci, je préfère chercher par moi-même. Mes filles ont des exigences bien particulières.
- Ah oui, elles sont tellement en avance! s'exclama-t-elle, doucereuse. Mais aussi, elles ne
manquent pas de stimulations avec tous ces livres que vous empruntez pour elles. On vous voit très souvent par ici ces derniers temps, n'est-ce-pas?
Le ton était-il celui du persiflage, ou bien mon imagination troublée se jouait-elle de moi? Quoi qu'il en soit, la prudence s'imposait.
- Mes filles dévorent les livres, elles sont insatiables, rétorquai-je froidement. Je m'efforce de les satisfaire!
- Voyez-vous cela... énonça-t-elle avec un scepticisme appuyé, avant de me saluer d'un petit signe de tête et de tourner les talons.
 La peste soit de cette enragée commère! Nerveuse, je m'empressai de dénicher encore quelques volumes : deux livres d'art pour Miranda, en plus des Petites Filles Modèles, et pour Ophélie, un recueil de contes et un imagier. Je me dirigeai vers le bureau du prêt où officiait Gaby... Gaby, aux lèvres sensuelles d'une douceur ineffable - Gaby, dont les yeux irradiaient d'une vitalité folle - Gaby, mon poison d'amour, ma joie et mon tourment! Dans son dos, l'intraitable Glacide, affairée à ranger des bandes dessinées dans des bacs, me dardait des regards acrimonieux. Gaby, faussement impassible, scanna les cartes des enfants et enregistra les documents l'un après l'autre avant de me les tendre. Nos mains se frôlèrent, s'effleurèrent; ses yeux me dévisageaient avec éloquence... Mon cœur battait à se rompre. Je pris congé, et Gaby me salua avec une courtoisie étudiée. L'opiniâtre mégère continuait de m'invectiver du regard. Je franchis le seuil de la bibliothèque.
L'atmosphère ensoleillée du dehors me rasséréna. C'était une belle matinée de printemps, avec une luminosité et une transparence propres à ravir une âme de peintre. Enfourchant mon vélo, je traversai le village de Hauteporte et longeai la rivière jusqu'à l'orée du Bois de la Confrérie.

John Waterhouse, "The Lady Of Shalott"

Parvenue à destination, j'adossai ma bicyclette contre le mur d'une cabane de pêcheurs peinte en bleu, qui abritait les amours clandestines de tout le village et des alentours. Puis, je m'assis contre un arbre, face à la rivière, et je pris connaissance du fameux billet doux. Assurément, la lettre qui se trouvait dans ce livre de la Bibliothèque Rose n'était pas destinée à être lue par un enfant ! C’était une missive ardente, brûlante, incandescente... indécente, choquante, inconvenante! Pareille épître eût fait rougir d’opprobre l'auteure de ce roman. S'y exprimaient la passion la plus effrénée, l'exaltation de l'ivresse charnelle, le "dérèglement systématique de tous les sens" cher à Rimbaud...
La prose enfiévrée que j'inspirais à Gaby était loin du verbiage mièvre et suranné des Petites Filles Modèles. La flamme qui embrasait mon corps et exhaussait mon âme me faisait haïr par contraste le sentimentalisme vertueux dont se prévalait l'édifiante Comtesse.
Moi, je n’étais pas vertueuse. Je n'avais nul désir d'être la gardienne du temple, de me consacrer à mes filles, à mon mari, à notre foyer. Ennemie des compromis, je me refusais à exercer un métier convenable, une occupation à temps partiel qui m'eût laissé tout loisir de me dévouer à mes enfants sur le temps extra-scolaire; surtout, je récusais cette convention tacite qui veut que la carrière d'une femme ne fasse pas d'ombre à celle de son époux. Sacrifier à l'autel de la respectabilité ma vie d'artiste et de femme, que nenni!
 J’aimais profondément mes deux filles et j’en étais proche; mais si j’aimais mon mari, c'était sans folie et sans excès. S'il m'avait appréciée pour moi-même, estimais-je, au lieu de me révérer comme une icône, alors, sans doute lui aurais-je témoigné plus que de la gratitude et de la tendresse. J'avais consenti à l'épouser par vanité, je l'avoue - et, bien sûr, par intérêt - et aussi, pour des raisons plus nébuleuses. D'abord, il n'était pas le premier venu. Guillaume Rosset, professeur d'histoire de l'art, spécialiste reconnu du préraphaélisme, ce n'était tout de même pas la moitié d'un imbécile. Et puis, il était bel homme, distingué, affable : un parfait gentilhomme. Son admiration pour ma beauté ne laissait pas de me flatter; il me plaisait d'être comparée à ces créatures qu'il aimait tant, surgies des toiles de Rossetti, Millais ou Burne-Jones. D'autre part, il jouissait de relations enviables dans le monde de l'art, relations qui pourraient s'avérer précieuses pour faire connaître mon talent. Enfin, la sécurité matérielle qu'il m'accordait me permettrait de m'adonner à mes pinceaux.
 A l'âge de vingt ans, j'ai donc conclu un mariage de raison – et Dieu, qu'à vingt ans il est triste d'en arriver là! Mais moi, à vingt ans, le sang avait cessé de me brûler dans les veines, et j'étais déjà usée d'avoir trop mal vécu. J'avais épuisé l'ardeur de ma jeunesse dans l'ivresse illusoire et les amours déçues. Ma famille bien-pensante m'avait répudiée. Les drogues m'avaient exaltée, alanguie, enfiévrée; les hommes m'avaient dévastée et meurtrie chair et âme. La seule passion qui m'animait encore, c'était la peinture. Confusion, rage et désespoir étaient autant de couleurs amères que je déversais sur mes toiles, tableau après tableau. C'est dans cet état d'esprit que j'ai rencontré Guillaume - certainement le dernier chevalier servant officiant encore en ce monde. Il m'a prise sous son aile, s'émouvant de mon visage de madone affamée et farouche, de ma révolte romantique. Ma détresse même me rendait belle à ses yeux. Les années passant, j'avais appris à mieux apprécier mon mari. C'était un homme profondément bon. Il adorait nos filles; il m'aimait à sa façon, sans trop s'illusionner à mon sujet. Ce n'était pas un amant des plus fougueux, et la tiède ardeur de ses étreintes me laissait frustrée et insatisfaite. Néanmoins, il était aimant et attentionné, et ne se formalisait pas de mes incartades. Il avait toujours fermé les yeux sur mes aventures galantes, poussant la délicatesse jusqu'à feindre de les ignorer. Mais, concernant Gaby, je tenais à rester discrète. Gaby n'avait rien de commun avec mes amants de passage; Gaby était en tous points incomparable, et même un homme aussi magnanime que Guillaume risquait d'en prendre ombrage.
Laissant là mes réflexions, je rangeai ma lettre dans mon sac à main, et j'entrepris de déballer mon matériel de peinture, ficelé dans un carton sur le porte-bagages. Je dépliai mon chevalet et l'installai à sa place habituelle, je tendis ma feuille avant de l’humecter, puis je sortis le carton à dessins, les pinceaux, la palette et la boîte de couleurs. Mon travail avançait à vive allure; sur le papier, le paysage prenait vie.
L'heure avançait, la faim commençait à se faire sentir, et moi, passionnée, je retardais le moment de faire une pause. Mais soudain, deux bras m'enserrèrent par derrière, deux mains espiègles se posèrent sur mes yeux, et je me retrouvai brusquement à terre, riant à gorge déployée et ruant des quatre fers pour m'arracher à la prise de mon cher amour.
- Quelle folie! m'écriai-je une fois délivrée. Tu n'es pas raisonnable, on va nous surprendre...
- L'endroit est désert. Les gens normaux déjeunent à cette heure-ci, sais-tu? Il est midi passé...
- Ah, tais-toi ! lui intimai-je en couvrant sa bouche de baisers ardents. Va vite dans notre cabane, je te rejoins.
Pantelante, le souffle court, je pris soin de laver mes pinceaux dans la rivière et de les sécher à l'aide d'un chiffon. Ensuite, je remisai mon chevalet et tout mon matériel dans la cabane, à l'abri des intempéries et des indiscrets. Gaby, dans le plus simple appareil, m'attendait en griffonnant un poème au fusain sur un mur.
Je m'accroupis à ses côtés.
- Il est pour moi, ce poème? Je le trouve terrible... Luxurieux et divin.
- Il est pour toi, et puis pour tous les autres, pour ces nombreux amants qui viennent s'aimer ici, pour les pêcheurs aussi...
- Tu tiens vraiment à ce que notre histoire s'ébruite? Ta collègue Christina se doute déjà de quelque chose...
- Au diable Christina! Aimons-nous tant et plus, avant que l'heure cruelle ne nous sépare...
Ce jour-là, nous nous étreignîmes avec moins de fougue et plus de gravité que d'ordinaire, comme si nous pressentions la fin de quelque chose...
 L'heure cruelle ne se fit pas attendre. Bien vite, Gaby dut me quitter pour s'en retourner à son gagne-pain. Je tentai de me remettre à mon aquarelle, mais j'avais du vague à l'âme, et l'inspiration m'avait désertée.
Mélancolique, je remballai mon matériel, et repris ma bicyclette, en quête d'un lieu propice à la méditation.
Sans plus réfléchir, je pédalai jusqu'au cimetière de Hauteporte, célèbre pour avoir été – soi-disant! - le théâtre de nombreuses manifestations d'outre-tombe. Des fantômes et des morts-vivants s’y seraient promenés, semant terreur et désolation parmi les villageois... Billevesées que tout ceci ! Un illustre poète du temps passé y a enterré son épouse très aimée, et avec elle, ses propres poèmes qu'il croyait sans valeur. Quelques années plus tard, ayant changé d'avis, ô sacrilège! il les a déterrés. La légende veut que le corps de sa muse lui soit apparu aussi bien conservé que de son vivant, ce qui serait le fait d'un très puissant vampire - mais ce n'est là qu'une légende. La tombe de cette femme ne comporte pour toute épitaphe que ces deux mots : «Beate Beatrix». Heureuse Béatrix!
En marchant pensivement à travers les allées calmes, fraîchement ombragées par les frondaisons des saules, je décidai qu'ici, pas plus qu'ailleurs, nos défunts ne songeaient à nous jouer des tours.
Déambulant de tombes en caveaux, je me demandais à quel emplacement je prendrai un jour mon repos. Me verrai-je accorder le même éloge funèbre que cette autre Béatrix? L'aurai-je mérité? Et renoncer à un amour, n'était-ce pas mourir aussi un peu? Si mon aventure avec Gaby venait à se savoir, ce serait un esclandre sans pareil au village. Guillaume lui-même, je le craignais serait indigné et demanderait le divorce. Ou bien, dans le meilleur des cas, il me demanderait de choisir entre lui et Gaby. Pareille alternative m'était impossible.
Comment choisir entre la faim et la soif? La passion et la tendresse ne s'opposaient pas; elles étaient complémentaires, et m'étaient nécessaires l'une et l'autre. Et quand bien même Guillaume eût été indifférent à cette liaison, je doutais qu'elle survive au scandale. Un tel amour ne pouvait subsister et croître que dans la clandestinité; toute publicité serait une mise à mort. Etait-ce l'effet de mes sombres pensées, ou bien l'influence de ce lieu funèbre? Je frissonnai. Un courant glacé me parcourut l'échine...


Rossetti, "Beata Beatrix", 1863

Le temps était venu d'aller chercher mes filles à la sortie de l'école. Miranda et Ophélie
 m'attendaient avec impatience au portail. Elles grimpèrent sur leurs bicyclettes et pédalèrent avec ardeur, m'étourdissant de leurs babillages. Leur gaîté contagieuse me mit du baume au cœur. Après le goûter, nous sortîmes dans le jardin. Sous la tonnelle, je lus à Ophélie quelques contes, tandis que Miranda, juchée sur la branche d'un pommier, se délectait des Petites Filles Modèles. Guillaume, de retour de l'université, nous rejoignit bientôt, et nous dînâmes tous les quatre dehors. Les fillettes, la bouche pleine, jacassaient à qui mieux mieux, et nous les écoutions, attendris. Les enfants une fois couchées, mon mari se retira dans sa bibliothèque pour travailler à une monographie sur l’un de ses personnages favoris, le peintre et poète Dante Gabriel Rossetti.
Je demeurai seule sous la tonnelle, méditant. Un brusque coup de sonnette interrompit le flot mélancolique de mes pensées. Qui donc était-ce? J'entendis les pas de Guillaume dans le corridor. Il ouvrit la porte d'entrée, et après un court instant, arriva au salon avec son mystérieux visiteur. De l'endroit où je me trouvais, je pouvais voir sans être vue. A demi cachée par un paravent de bois sculpté, je risquai un coup d'œil à travers la vitre : il s’agissait d’une visiteuse... Christina Glacide!
Qu'avait-elle donc à dire à mon mari? Je ne suis pas femme à écouter aux portes-fenêtres. Pourtant, en l'occurrence je ne m'en privai pas :
- ...C'est comme je vous le dis, monsieur le professeur. Si vous ne me croyez pas, regardez donc ceci.
- Qu'est-ce donc? Permettez... Mais, madame, il s'agit d'une lettre personnelle!
- D'une photocopie, plus précisément. J'ai réussi à subtiliser l'original et à le remettre en place avant que madame votre épouse ne le découvre... Il était dissimulé entre les pages des Petites Filles Modèles. Un ouvrage destiné à vos filles! Quelle impudence!
- Un gentilhomme, madame, ne s'abaisse pas à lire une missive qui ne lui est pas destinée. Je vais immédiatement détruire ce papier. Je vous prie maintenant de bien vouloir quitter ces lieux !
- Comment!... Ne souhaitez-vous pas au moins savoir qui est l'auteur de cette insanité?
- Je n'ignore rien, chère madame, de la liaison de ma femme avec madame Gabrielle Stance, et je n'y trouve rien à redire. Pour votre gouverne, je suis moi-même l'amant de plus d'une jolie femme. A l'université, bon nombre de mes collègues se sont déjà pâmées dans mes bras ; il n’y a que les cuistres et les bigots pour s’en offusquer.
- Monsieur Rosset!... Est-ce possible?... Mais, quand bien même, cette liaison-là est contre nature!
Christina Glacide, terrassée, semblait anéantie. Pour ma part, éperdue, j'ouvris à la volée les portes-fenêtres du salon, et, de chaudes larmes ruisselant sur mes joues, je me précipitai au cou de mon cher mari.
Celui-ci me baisa au front et répondit à la harpie :
- Une femme telle que la mienne ne peut, hélas! que vous faire de l'ombre et vous rendre jalouse ; mais cela tient plus à vous qu'à elle-même. Vivez donc à votre guise, tâchez d'être heureuse, et vous verrez que la volupté d'autrui vous chagrinera bien moins. Je comprends évidemment votre rancœur, madame, si l'on considère que Béatrix a séduit votre époux, il y a quelques mois, lors d'une séance de pose. Néanmoins, je crois qu'elle n'y voyait pas malice.
La rage, la consternation et l'incrédulité se succédèrent dans les yeux de mon ennemie. Je pris la parole à mon tour :
- Je suis sincèrement désolée, Christina, de la peine que j'ai pu vous causer. Mais votre mari n'est pas un objet voué à votre jouissance exclusive. Je ne vous l’ai donc pas volé; et, si torts il y eut, ils étaient largement partagés. Quant à mon idylle avec votre collègue Gaby, elle ne vous regarde en rien. Je vous demanderai donc de vous abstenir de toute intrusion dans ma vie privée.
- Je crois que je me suis mal comportée, en effet, murmura-t-elle. La rancune et la jalousie m'ont égarée. Mais, je me dois de le dire, vos mœurs à tous les deux me stupéfient et me navrent.
Elle sortit du salon, traversa le couloir. Guillaume lui ouvrit la porte et la salua fort civilement.
Avant de s’éloigner tout à fait, elle se retourna et me considéra gravement :
- Nous ne serons jamais amies, Béatrix, et je ne vous pardonnerai pas, tant que je vivrai, d'avoir couché avec mon mari. Cependant, je reconnais mes torts, et à l'avenir, je ne vous importunerai plus.
Enfin seule avec lui, je me jetai dans les bras de mon époux :
- Guillaume! Tu sais donc tout? Et tu me pardonnes?
- J’ai toujours su, et il n'y a jamais rien eu à pardonner, ma chérie. Les amours saphiques, pour être singulières, n'en sont pas moins sincères et ardentes. Courbet n'a-t-il pas immortalisé sur la toile les beaux corps de deux femmes qu'une passion réciproque unissait? Je te demanderai seulement une chose, s'il te plaît : évitez, toi et ton amie Gaby, de choisir pour réceptacles de vos billets doux les romans de la Bibliothèque Rose. Ceci n'est pas convenable. Une telle lettre n'est pas destinée à être lue par un enfant...


http://www.beautybuzz.fr/wp-content/uploads/sommeil_20courbet.jpgGustave Courbet, "Le sommeil"



Cette nouvelle a fait partie des finalistes du concours 2008 du Lecteur du Val (la première phrase était imposée).
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