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23 février 2010 2 23 /02 /février /2010 14:36

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Au vingt-six, rue des Entrelacs, par une belle matinée dominicale, la joyeuse Barbara balaie le palier du premier étage. Ses petits pieds chaussés de blancs cothurnes s'agitent en tous sens. Sa gracile et virginale silhouette, drapée dans une robe vaporeuse, ondule au rythme de ses mouvements, tandis que sa chevelure ondoyante, mêlant l'or et le feu, flamboie et serpente le long de ses reins.

Dans le village, les cloches de l'église catholique, apostolique et romaine sonnent la fin de la messe.

Le dimanche est le jour de repos des chrétiens, mais Barbara, qui est une drôle de paroissienne, n'en fait jamais qu'à sa fantaisie. Lorsque arrive son tour de nettoyage, elle choisit toujours ce jour de la semaine pour l'effectuer, au grand dam de Mme Delépine, la concierge. Barbara, il est vrai, n'est pas très catholique : on la dit même païenne !

À ceux qui la traitent de mécréante, la jeune femme n'oppose que son rire, qui fuse et vole en éclats. Elle pourrait leur expliquer ce qu'est le paganisme ; mais Barbara n'est pas une intellectuelle et ne se soucie pas plus de religion que de morale. C'est une créature toute d'intuitions et de fulgurances, naïve et gracieuse telle une nymphe des bois, et comme elle, ingénue et sauvage.

Elle s'active avec gaîté tout en chantant haut et fort les vers d'Apollinaire :

 

« Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme

Écoutez la chanson lente d'un batelier... »

 

Barbara, qui sans doute n'a jamais appris la musique, chante ce poème avec sensualité et justesse sur une mélodie de sa composition. Sa voix est aérienne, envoûtante. Lorsqu'elle ne chante pas, elle rit, danse, peint, compose des vers ou se promène. Nul ne lui connaît d'activité sérieuse, ni de moyens d'existence. Sa vie tout entière semble un tour de passe-passe. On raconte qu'elle n'a jamais signé de bail, qu'elle occupe son logement sans verser de loyer, et qu'elle ne possède même pas d'état-civil. D'aucuns affirment encore qu'elle n'est qu'à demi humaine, et que le reste est légende : sorcière, fée ou dryade, qui sait ? Barbara, elle, ne se soucie pas de ces rumeurs, dont elle ne fait que rire.

 

« ...Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes

Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds... »

 

La jeune femme, tout en faisant ses vocalises, déblaie le palier du premier étage des diverses poussières qui y sont amoncelées, puis entreprend de balayer l'escalier en colimaçon. Elle songe que la journée sera ensoleillée et qu'elle ira certainement se promener et danser au bord de la rivière. Peut-être y croisera-t-elle un bel Adonis assoiffé d'amour ?

 

« ...Debout chantez plus haut en dansant une ronde

Que je n'entende plus le chant du batelier... »

 

Mme Fernande, de son appartement au rez-de-chaussée, entend avec ravissement la chanson de Barbara, et décide d'aller bavarder avec elle quelques instants. Quel plaisir d'avoir une voisine aussi enjouée ! Bien sûr, les gens du lieu médisent d'elle volontiers. Elle ne travaille pas, ne fréquente pas l'église, boit, fume, et chante ; et il y aurait beaucoup à redire sur ses moeurs. Mais Mme Fernande n'en fait pas cas. Les médisances la désolent et l'ennuient. Elle se laisse rarement aller à médire de son prochain ; et si l'amoralité de sa voisine la choque un peu, elle ne le montre pas. D'ailleurs, ne dit-on pas qu'à celui qui a beaucoup péché, il sera beaucoup pardonné ?

 

« Et mettez près de moi toutes les filles blondes

Au regard immobile aux nattes repliées...»

 

Entendant le bruit d'un pas, Barbara se retourne et, saluant son amie, s'illumine d'un sourire.

Soudain, la porte d'entrée de l'immeuble s'ouvre d'un coup sec, laissant apparaître la silhouette mesquine de la concierge. Mme Delépine, de retour de la messe, égrène un chapelet entre ses mains tout en marmottant à voix basse une interminable  litanie.

C'est une dame à la vertu étroite, figée dans la fierté de ses propres mérites , qui – Dieu le lui pardonne ! - déteste Barbara avec acrimonie... et la déteste d'autant plus que celle-ci s'en gausse éperdument.

- Bonjour, madame Delépine, lance Barbara nonchalamment, d'un ton moqueur.

- Bonjour, madame Delépine, ajoute Mme Fernande très poliment.

- Bonjour, mesdames, rétorque-t-elle d'un air pincé, en gratifiant ses deux voisines d'un hochement de tête parcimonieux avant de se diriger vers sa loge.

 

« ...Le Rhin le Rhin est ivre où la vigne se mire

Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter... »

 

Électrisée, Mme Delépine, qui vient de refermer sa porte, jaillit hors de chez elle comme un diable de sa boîte, et, accourant vers Barbara, s'écrie :

- Pourriez-vous cesser de vous égosiller ainsi ? Doux Jésus ! Quel besoin avez-vous de chanter des refrains impies en faisant le ménage ? Et le jour du Seigneur, encore !

Surprise, Mme Fernande s'essaie à calmer la vibrante furie :

- Mais, madame Delépine, vous n'y pensez pas ! Vous savez bien que Barbara ne songe jamais à mal...

- Elle ne songe pas à mal, elle ne songe pas à mal... crie la vieille dame. Créature dépravée ! Elle songe beaucoup aux mâles, le Ciel m'en est témoin ; et à l'ivresse, et aux bacchanales !

Ce à quoi Barbara peut bien songer, elle-même le sait mieux que personne ; mais elle ne fait que rire de cette querelle causée par sa faute ! C'est un rire cristallin, malicieux et sonore, qui gagne bientôt à son tour la douce Mme Fernande, avant de se dissoudre dans l'air.

Barbara, un sourire épanoui aux lèvres, poursuit son balayage et ses refrains impies :

 

« ...La voix chante toujours à en râle-mourir

Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été... »

 

Mme Delépine, hors d'elle-même, s'en prend à son autre voisine :

- Vous devriez avoir honte ! Une chrétienne comme vous qui prend le parti des païens, et se rit d'une honnête femme ! Mais vous ne perdez rien pour attendre... Lorsque viendra le jour du Jugement dernier, madame, Dieu le Père saura bien reconnaître les siens ; et ce jour-là, quand vous me verrez assise à Sa droite, vous aurez bien fini de vous moquer de moi !

À ces mots, Barbara est secouée d'un rire irrépressible, un rire aux éclats de cristal qui cascade et irradie autour d'elle.

Son amie, prise à partie, proteste, abasourdie :

- Me moquer de vous, madame Delépine ? Mais il ne s'agit pas de cela ! Barbara ne pense pas à mal, je le maintiens, et sa gaieté est contagieuse ; voilà pourquoi je riais. Qu'allez-vous donc chercher ?

- Ah, il ne s'agit pas de cela ! rétorque la concierge avec aigreur. C'est toujours la même chanson. Je finirai par ne plus causer à personne dans cet immeuble. Tous des impies, des pharisiens et des médisants ! Et avec qui discutiez-vous, hier après-midi, en revenant du bourg ? Ne niez pas : je vous ai vues, toutes les deux !

- Avec qui suis-je rentrée hier après-midi ? se demande Mme Fernandez, perplexe... Ah, j'y suis ! Avec Patricia Lebreton, que j'ai croisée au presbytère...

- Vous voyez ! la coupa la vieille dame, frémissante de fureur. Vous avez échangé des ragots avec Mlle Lebreton, et maintenant vous voudriez faire amie-amie avec moi ! Mais pas de cela, s'il vous plaît ! Je suis franche du collier, moi, madame ! Et je n'aime pas les gens qui sont comme ça... et comme ça... poursuit-elle, en tordant son poignet alternativement dans un sens et dans l'autre.

Barbara, à nouveau, ne se tient plus de joie. Entre deux soubresauts d'hilarité, elle s'exclame :

- Qui peut bien être assez stupide pour se soucier de ce que raconte une Patricia Lebreton que personne n'écoute ! Je crois bien qu'aucun homme ne l'a jamais regardée...

Dans la rue des Entrelacs comme dans tout le village, Patricia Lebreton est connue pour être une femme sotte, pitoyable et à demi folle, dont les racontars, quoique malveillants, ne suscitent que l'ennui.

Et Barbara conclut sa chanson sur une salve de trilles :

 

« ...Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire...»

 

Outrée, suffocante, la concierge fulmine :

- Les hommes ! Encore les hommes ! Toujours les hommes ! L'amour est donc l'alpha et l'oméga de votre religion, mademoiselle Barbara ! Mais, si vous n'y prenez garde, poursuit-elle insidieusement d'une voix plus basse, vous ferez partie des damnés de ce monde ; et votre jolie voix et vos airs enjôleurs ne feront que vous perdre davantage : vous rôtirez en enfer pour l'éternité ! Ne riez pas, Barbara, non, ne riez pas – ou vous serez perdue. Que diable ! Croyez-vous donc qu'il n'y ait que l'amour qui vaille d'exister ? Et le rire, et la musique, et la danse ? Du vent que tout ceci !

Après cette ultime diatribe, Barbara éclate à nouveau de rire - elle éclate littéralement  ! Cette créature évanescente et sublime rejoint la légende d'où elle est issue et se brise en mille éclats de rire - mille éclats parfumés, sonores et colorés, qui viennent éclabousser la blancheur nue des murs...

Cette explosion d'hilarité - du jamais vu ! - prend au dépourvu ces deux dames prosaïques et conventionnelles que sont Mme Fernande et Mme Delépine. La première, alarmée et confuse, s'écrie, éperdue :

- Par le Fils de la Vierge Marie ! Où est donc passée Barbara ?

La concierge, elle, déjà remise de sa stupeur et de ses émotions, fait remarquer aigrement que c'est bien de Mlle Barbara de disparaître ainsi, que les créatures comme elle n'en font jamais d'autres, qu'il fallait s'y attendre ; et quelle débauche de couleurs sur les murs immaculés !

- Il va falloir frotter dur pour nettoyer ce vulgaire arc-en-ciel, c'est moi qui vous le dis, madame Fernande ! Ah ! Ce que c'est que l'existence ! Nous sommes bien peu de chose, en vérité...

 



 

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13 septembre 2009 7 13 /09 /septembre /2009 08:00




Je virevoltais fébrile dans les ruelles de ma cité natale. Mes claque-semelles craquaient sur les pavés. Ma parure était constituée de diverses robes somptueuses et fanées, juxtaposées et cousues ensemble par une main inexperte. La soie, le velours et le brocart alternaient au gré des échancrures et des accrocs. Ces étoffes lustrées, chatoyantes, témoignaient encore du temps de ma splendeur... Mais à présent, les riches nuances de noir, de violet et d'écarlate se mêlaient en une harmonie endeuillée et sanglante. 
Un éventail de soie brochée d'or à la main, ma chevelure sombre relevée par un peigne d'ivoire, je tournoyais sans trêve. Dans mon sillage, les enfants se pressaient et riaient en me montrant du doigt, et je souriais aux anges. Peu m'importait ma bouche quelque peu édentée! La tête me tournait, j'étais prise de vertiges; mais, galvanisée par la danse, j'en oubliais le froid et la faim. Agitant ma sébile en direction des passants, je tourbillonnais, exaltée. Quelques personnes compatissantes mettaient la main à leur bourse, en prélevaient une ou deux piécettes qu'ils déposaient dans ma timbale, avec un mot de réconfort. Ou bien, ils confiaient ce précieux trésor à leurs enfants, et les chers petits amours me le remettaient avec gravité.
Une petite fille aux nattes serrées et à la mine maladive s'approcha de moi et, ouvrant grand sa menotte, me tendit toute une petite fortune en menue monnaie : 
- Je t'aurais bien aidée plus, si j'aurais pu, affirma-t-elle avec un grand sérieux; on n'est pas bien riches, à la maison. Mais ça me fait de la peine de te voir grelotter comme ça, alors je vais te donner un ticket de manège. Comme ça, tu pourras te réchauffer en faisant un petit tour. C'est pour le manège de monsieur Smalt, dans le square du Passe-velours. 
- Le manège du père Smalt! m'écriais-je. Il existe encore? 
- Oui, mais le père Smalt est mort; c'est son fils le patron, maintenant, m'expliqua la fillette. Il est très, très gentil. Mais il faut te dépêcher : le square ferme à six heures. 
Elle me fourra dans la main un ticket de carton bleu lavande et s'en fut aussitôt. Je n'eus qu'à peine le temps de la remercier... L'enfant avait déjà disparu, absorbée par la foule. 
Quand je parvins devant l'entrée du square du Passe-velours, je vis une étrange créature, dont la seule raison d'être semblait consister à marquer les heures. Sa robe dorée semblait composée d'horloges; son front s'ornait d'un cadran émaillé enchâssé dans un diadème. Elle se balançait d'un pied sur l'autre : «Tic-Tac! Six heures moins cinq. Tic-Tac!», claironnait-elle d'une voix d'airain. Son visage impassible paraissait sculpté dans le métal le plus froid. 
  Le manège de feu le vieux Smalt trônait toujours au même endroit, juste après la grille d'entrée : un magnifique carrousel à l'ancienne, avec ses colonnes torsadées, son frontispice tarabiscoté et orné de peintures naïves. C'étaient les mêmes fillettes qu'autrefois, avec leurs yeux brillants, princesses d'un instant dans le carrosse doré traîné par quatre cavales blanches. Enfant, je préférais chevaucher l'une ou l'autre de ces fabuleuses montures, dont la mécanique me donnait l'illusion d'un galop d'enfer. Je reconnaissais bien le sous-marin verdâtre, constellé d'algues et d'étoiles de mer; à son bord, vingt mille lieues sous les mers ne m'auraient pas fait peur. Et cette montgolfière, au ballon rouge et brillant comme une pomme d'amour! Il y avait encore ce vieux coucou biplace dans lequel je m'installais toujours à la place du pilote; et ce vénérable vélocipède, et cette automobile rutilante...
Parmi toutes ces merveilles, je fus frappée de revoir une certaine licorne noire, aux proportions sublimes, et dont la musculature évoquait une puissance surnaturelle. Il y avait quelque danger à la monter, car elle ruait et se tenait toujours cabrée. Parfois, je m'y risquais; mes bras ceignant son encolure, ma joue appuyée contre sa crinière sculptée, je me cramponnais, craignant à tout moment d'être désarçonnée... 
Un jour, je perdis l'équilibre; par une chance inouïe, un jeune garçon me rattrapa au vol, m'évitant ainsi une chute périlleuse. C'était Céleste, le fils du père Smalt, un adolescent secret et mélancolique, au charme mystérieux. A ma grande surprise, il me pressa légèrement contre lui, ses lèvres effleurant les miennes... Tout d'un coup, semblant se raviser, il rougit, se troubla, et m'installa précipitamment dans un petit phaéton tiré par un poney, avant de s'esquiver. 
Plus âgé que moi, Céleste aidait son père en lui rendant de menus services. Au moment où j'étais tombée, il faisait le tour du carrousel pour récupérer les tickets que lui tendaient les enfants. 
De ce jour, je m'estimai trop âgée pour monter dans le manège. Secrètement, je soupirais après Céleste, sans oser l'approcher. Je ne le revis qu'en de rares occasions; fût-ce par dédain ou par timidité, il sembla m'éviter. Devenue une jeune fille, je quittai un jour ma ville natale pour mener la grande vie dans la capitale. Je ne sais s'il eut vent de mes folies et de mes frasques, de ma gloire éphémère, et de la déchéance qui s'ensuivit; mais, pour ma part, je n'eus jamais de ses nouvelles. 
C'était bien lui, devant le carrousel : sa silhouette élancée, son visage au teint diaphane, ses yeux d'un bleu céruléen, et sa chevelure blond pâle dont les mèches folles volaient au vent. Il portait un costume sidérant et sublime, qui paraissait taillé dans la substance des cieux. Son pantalon et sa redingote étaient d'un bleu ondoyant, moucheté de légers nuages blancs. De sa main longue et fine, il agitait sa clochette en direction des enfants; et c'était une joyeuse bousculade pour monter à bord des véhicules ou enfourcher les montures si convoitées! Se dirigeant vers la licorne, j'aperçus la fillette qui m'avait offert un ticket. Le manège s'ébranla... Céleste se dirigea vers l'échoppe d'un forain, qui vendait des gaufres et autres barbes à papa. Ce faisant, il passa devant moi, sans me voir. 
Avions-nous beaucoup changé? Je ne saurais le dire. Me reconnaîtrait-il? Je m'approchai doucement de lui. Il se retourna, posa ses yeux sur mon visage... 
- Ma très chère Hélène! s'exclama-t-il d'une voix vibrante. 
Un trouble indéfinissable s'empara de moi, comme une profonde tristesse mêlée de joie intense... Mon coeur battait avec frénésie. Céleste, les yeux embués de larmes, prit doucement mes deux mains dans les siennes et, les portant à ses lèvres, les couvrit de baisers ardents. Soudain, alors qu'il m'attirait vers lui, je m'évanouis, submergée d'émotions trop violentes... 
Lorsque j'émergeai de ma langueur, j'étais allongée dans l'herbe tendre du square; mon bien-aimé, penché sur moi, m'entourait de soins fiévreux. 
 - Ma chérie, serais-tu malade? Tu as peut-être faim... 
Il partagea avec moi une pomme d'amour, achetée à l'étal du forain. Je m'avisai que la créature aux horloges venait de sonner six heures. 
- Le square ferme à six heures... murmurai-je, alarmée. 
- Tu n'y songes pas! s'insurgea-t-il avec véhémence. 
Il se leva et agita sa clochette. Instantanément, son costume s'éclaircit et devint bleu azur. Le ciel vira au noir, la lune parut et resplendit, et ce fut la nuit. Le manège se mit à tourner, et de curieux personnages évoluaient avec lui. Dans la calèche, j'aperçus une dame joufflue aux boucles de réglisse, dont la robe vaporeuse aux contours effilochés semblait découpée dans de la barbe à papa; elle embrassait goulûment un gentilhomme vêtu d'un pourpoint de guimauve rehaussé d'une collerette de crème fouettée. Un valet de coeur et une dame de pique, à l'intérieur du carrosse, se tenaient tendrement enlacés, comme deux amants s'aimant en grand secret. Il y avait çà et là d'autres couples, tout aussi fantasques - et tout aussi heureux! 
La folle carillonneuse courait autour du carrousel, mais dans le sens inverse. Ses multiples horloges étaient toutes détraquées; les aiguilles s'affolaient; et elle riait de tout son coeur, avec sa voix d'airain. 
Céleste me souleva avec légèreté et me déposa à bord du sous-marin. Le banc circulaire en bois dur s'était métamorphosé en un divan confortable et soyeux, occupant toute la surface de la cabine - suffisamment spacieux, donc, pour s'y étendre à deux... Brûlant d'un désir trop longtemps contenu, je suppliai mon amant de mettre un terme à mon supplice... Il me raisonna : 
- Ne sois pas si impatiente... Tôt ou tard, ma chérie, le charme sera rompu, et il nous faudra pactiser avec le réel... Aucune magie ne nous permettra de nous y soustraire pour toujours. Tous ces amoureux qui nous entourent ne peuvent s'aimer pleinement que dans cette échappée hors du temps. Prenons le temps de savourer ce bonheur; rien au monde n'est plus éphémère. 
Faisant mienne sa sagesse, je modérai mes ardeurs. Usant d'une lenteur propre à exacerber nos sens en éveil, nous entreprîmes de nous dévêtir mutuellement. Mille caresses langoureuses furent ainsi prodiguées, jusqu'à nous dévoiler nus l'un contre l'autre. De longs moments encore, nous continuâmes de nous consumer charnellement en de subtils effleurements... Enfin, débordés par la puissance de nos désirs, nous nous étreignîmes avec frénésie! Une volupté divine nous envahit; nous n'étions plus qu'un seul corps, une seule âme. Durant un temps indéfini, nous restâmes enlacés, les yeux mi-clos. 
- Que de temps perdu, mon coeur... soupirai-je enfin en remettant ma robe. Quand je pense à ce fameux jour où... Pourquoi ne m'as-tu pas embrassée? 
- Je n'ai pas osé, souffla-t-il en se rhabillant comme à regret. J'étais confus, et je t'admirais tant. Je te croyais inaccessible... 
- Je te suis pourtant tombée dans les bras... Recommençons, veux-tu? 
Je me levai d'un bond, riant aux éclats; mon amant, alarmé, tenta de me retenir : 
- Hélène, non! 
Sans lui laisser le temps de me rattraper, je m'enfuis, et m'élançai à l'assaut de la licorne. Eperdu, il courut après moi, m'exhortant à la prudence. Mais ce fut peine perdue. Le carrousel tournait de plus en plus vite, à m'en faire perdre la tête; la licorne se cabrait et ruait avec violence; et moi, dans ma folie, je grimpai sur son dos, m'agrippai à sa corne... 
Céleste fut impuissant à empêcher ma chute. Mon corps fut projeté hors du manège, et retomba sur le parterre - disloqué, et à jamais inerte. Je n'étais plus qu'un corps astral, une âme désincarnée. M'élevant au-dessus de ma dépouille sanglante, je vis l'horreur du drame : une foule de gens hurlants, Céleste au désespoir... Son costume arborait les couleurs de l'orage. 
Le réel terre-à-terre avait repris ses droits. Le ciel gris était celui d'une fin d'après-midi d'hiver. Les amants clandestins avaient disparu. L'horlogère, de nouveau à l'entrée du square du Passe-velours, sonnait six heures. 
De vraies larmes, pourtant, roulaient sur ses joues métalliques; plus loin, une enfant au teint blême pleurait sans un bruit. 
Céleste, agenouillé, sanglotait, secoué de soubresauts. J'aurais tant voulu pouvoir le consoler. J'aurais aimé lui révéler qu'un jour, dans une autre vie, et en ce même lieu, nous serions à nouveau réunis. 
Ce jour-là, le ciel serait au bleu; il ferait grand soleil. Il y aurait un merveilleux manège qui tournerait sans fin dans le square du Passe-velours, faisant la joie des enfants et des fous. Il y aurait une petite fille aux longues tresses et aux grands yeux brillants qui nous tiendrait par la main. 
Et cette fillette serait la nôtre.

Cette nouvelle a reçu une distinction au concours de nouvelles organisé par le magazine Plume, sur le thème "Votre rencontre d'amour idéale" en 2008.
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