Au vingt-six, rue des Entrelacs, par une belle matinée dominicale, la joyeuse Barbara balaie le palier du premier étage. Ses petits pieds chaussés de blancs cothurnes s'agitent en tous sens. Sa gracile et virginale silhouette, drapée dans une robe vaporeuse, ondule au rythme de ses mouvements, tandis que sa chevelure ondoyante, mêlant l'or et le feu, flamboie et serpente le long de ses reins.
Dans le village, les cloches de l'église catholique, apostolique et romaine sonnent la fin de la messe.
Le dimanche est le jour de repos des chrétiens, mais Barbara, qui est une drôle de paroissienne, n'en fait jamais qu'à sa fantaisie. Lorsque arrive son tour de nettoyage, elle choisit toujours ce jour de la semaine pour l'effectuer, au grand dam de Mme Delépine, la concierge. Barbara, il est vrai, n'est pas très catholique : on la dit même païenne !
À ceux qui la traitent de mécréante, la jeune femme n'oppose que son rire, qui fuse et vole en éclats. Elle pourrait leur expliquer ce qu'est le paganisme ; mais Barbara n'est pas une intellectuelle et ne se soucie pas plus de religion que de morale. C'est une créature toute d'intuitions et de fulgurances, naïve et gracieuse telle une nymphe des bois, et comme elle, ingénue et sauvage.
Elle s'active avec gaîté tout en chantant haut et fort les vers d'Apollinaire :
« Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d'un batelier... »
Barbara, qui sans doute n'a jamais appris la musique, chante ce poème avec sensualité et justesse sur une mélodie de sa composition. Sa voix est aérienne, envoûtante. Lorsqu'elle ne chante pas, elle rit, danse, peint, compose des vers ou se promène. Nul ne lui connaît d'activité sérieuse, ni de moyens d'existence. Sa vie tout entière semble un tour de passe-passe. On raconte qu'elle n'a jamais signé de bail, qu'elle occupe son logement sans verser de loyer, et qu'elle ne possède même pas d'état-civil. D'aucuns affirment encore qu'elle n'est qu'à demi humaine, et que le reste est légende : sorcière, fée ou dryade, qui sait ? Barbara, elle, ne se soucie pas de ces rumeurs, dont elle ne fait que rire.
« ...Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds... »
La jeune femme, tout en faisant ses vocalises, déblaie le palier du premier étage des diverses poussières qui y sont amoncelées, puis entreprend de balayer l'escalier en colimaçon. Elle songe que la journée sera ensoleillée et qu'elle ira certainement se promener et danser au bord de la rivière. Peut-être y croisera-t-elle un bel Adonis assoiffé d'amour ?
« ...Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n'entende plus le chant du batelier... »
Mme Fernande, de son appartement au rez-de-chaussée, entend avec ravissement la chanson de Barbara, et décide d'aller bavarder avec elle quelques instants. Quel plaisir d'avoir une voisine aussi enjouée ! Bien sûr, les gens du lieu médisent d'elle volontiers. Elle ne travaille pas, ne fréquente pas l'église, boit, fume, et chante ; et il y aurait beaucoup à redire sur ses moeurs. Mais Mme Fernande n'en fait pas cas. Les médisances la désolent et l'ennuient. Elle se laisse rarement aller à médire de son prochain ; et si l'amoralité de sa voisine la choque un peu, elle ne le montre pas. D'ailleurs, ne dit-on pas qu'à celui qui a beaucoup péché, il sera beaucoup pardonné ?
« Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées...»
Entendant le bruit d'un pas, Barbara se retourne et, saluant son amie, s'illumine d'un sourire.
Soudain, la porte d'entrée de l'immeuble s'ouvre d'un coup sec, laissant apparaître la silhouette mesquine de la concierge. Mme Delépine, de retour de la messe, égrène un chapelet entre ses mains tout en marmottant à voix basse une interminable litanie.
C'est une dame à la vertu étroite, figée dans la fierté de ses propres mérites , qui – Dieu le lui pardonne ! - déteste Barbara avec acrimonie... et la déteste d'autant plus que celle-ci s'en gausse éperdument.
- Bonjour, madame Delépine, lance Barbara nonchalamment, d'un ton moqueur.
- Bonjour, madame Delépine, ajoute Mme Fernande très poliment.
- Bonjour, mesdames, rétorque-t-elle d'un air pincé, en gratifiant ses deux voisines d'un hochement de tête parcimonieux avant de se diriger vers sa loge.
« ...Le Rhin le Rhin est ivre où la vigne se mire
Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter... »
Électrisée, Mme Delépine, qui vient de refermer sa porte, jaillit hors de chez elle comme un diable de sa boîte, et, accourant vers Barbara, s'écrie :
- Pourriez-vous cesser de vous égosiller ainsi ? Doux Jésus ! Quel besoin avez-vous de chanter des refrains impies en faisant le ménage ? Et le jour du Seigneur, encore !
Surprise, Mme Fernande s'essaie à calmer la vibrante furie :
- Mais, madame Delépine, vous n'y pensez pas ! Vous savez bien que Barbara ne songe jamais à mal...
- Elle ne songe pas à mal, elle ne songe pas à mal... crie la vieille dame. Créature dépravée ! Elle songe beaucoup aux mâles, le Ciel m'en est témoin ; et à l'ivresse, et aux bacchanales !
Ce à quoi Barbara peut bien songer, elle-même le sait mieux que personne ; mais elle ne fait que rire de cette querelle causée par sa faute ! C'est un rire cristallin, malicieux et sonore, qui gagne bientôt à son tour la douce Mme Fernande, avant de se dissoudre dans l'air.
Barbara, un sourire épanoui aux lèvres, poursuit son balayage et ses refrains impies :
« ...La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été... »
Mme Delépine, hors d'elle-même, s'en prend à son autre voisine :
- Vous devriez avoir honte ! Une chrétienne comme vous qui prend le parti des païens, et se rit d'une honnête femme ! Mais vous ne perdez rien pour attendre... Lorsque viendra le jour du Jugement dernier, madame, Dieu le Père saura bien reconnaître les siens ; et ce jour-là, quand vous me verrez assise à Sa droite, vous aurez bien fini de vous moquer de moi !
À ces mots, Barbara est secouée d'un rire irrépressible, un rire aux éclats de cristal qui cascade et irradie autour d'elle.
Son amie, prise à partie, proteste, abasourdie :
- Me moquer de vous, madame Delépine ? Mais il ne s'agit pas de cela ! Barbara ne pense pas à mal, je le maintiens, et sa gaieté est contagieuse ; voilà pourquoi je riais. Qu'allez-vous donc chercher ?
- Ah, il ne s'agit pas de cela ! rétorque la concierge avec aigreur. C'est toujours la même chanson. Je finirai par ne plus causer à personne dans cet immeuble. Tous des impies, des pharisiens et des médisants ! Et avec qui discutiez-vous, hier après-midi, en revenant du bourg ? Ne niez pas : je vous ai vues, toutes les deux !
- Avec qui suis-je rentrée hier après-midi ? se demande Mme Fernandez, perplexe... Ah, j'y suis ! Avec Patricia Lebreton, que j'ai croisée au presbytère...
- Vous voyez ! la coupa la vieille dame, frémissante de fureur. Vous avez échangé des ragots avec Mlle Lebreton, et maintenant vous voudriez faire amie-amie avec moi ! Mais pas de cela, s'il vous plaît ! Je suis franche du collier, moi, madame ! Et je n'aime pas les gens qui sont comme ça... et comme ça... poursuit-elle, en tordant son poignet alternativement dans un sens et dans l'autre.
Barbara, à nouveau, ne se tient plus de joie. Entre deux soubresauts d'hilarité, elle s'exclame :
- Qui peut bien être assez stupide pour se soucier de ce que raconte une Patricia Lebreton que personne n'écoute ! Je crois bien qu'aucun homme ne l'a jamais regardée...
Dans la rue des Entrelacs comme dans tout le village, Patricia Lebreton est connue pour être une femme sotte, pitoyable et à demi folle, dont les racontars, quoique malveillants, ne suscitent que l'ennui.
Et Barbara conclut sa chanson sur une salve de trilles :
« ...Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire...»
Outrée, suffocante, la concierge fulmine :
- Les hommes ! Encore les hommes ! Toujours les hommes ! L'amour est donc l'alpha et l'oméga de votre religion, mademoiselle Barbara ! Mais, si vous n'y prenez garde, poursuit-elle insidieusement d'une voix plus basse, vous ferez partie des damnés de ce monde ; et votre jolie voix et vos airs enjôleurs ne feront que vous perdre davantage : vous rôtirez en enfer pour l'éternité ! Ne riez pas, Barbara, non, ne riez pas – ou vous serez perdue. Que diable ! Croyez-vous donc qu'il n'y ait que l'amour qui vaille d'exister ? Et le rire, et la musique, et la danse ? Du vent que tout ceci !
Après cette ultime diatribe, Barbara éclate à nouveau de rire - elle éclate littéralement ! Cette créature évanescente et sublime rejoint la légende d'où elle est issue et se brise en mille éclats de rire - mille éclats parfumés, sonores et colorés, qui viennent éclabousser la blancheur nue des murs...
Cette explosion d'hilarité - du jamais vu ! - prend au dépourvu ces deux dames prosaïques et conventionnelles que sont Mme Fernande et Mme Delépine. La première, alarmée et confuse, s'écrie, éperdue :
- Par le Fils de la Vierge Marie ! Où est donc passée Barbara ?
La concierge, elle, déjà remise de sa stupeur et de ses émotions, fait remarquer aigrement que c'est bien de Mlle Barbara de disparaître ainsi, que les créatures comme elle n'en font jamais d'autres, qu'il fallait s'y attendre ; et quelle débauche de couleurs sur les murs immaculés !
- Il va falloir frotter dur pour nettoyer ce vulgaire arc-en-ciel, c'est moi qui vous le dis, madame Fernande ! Ah ! Ce que c'est que l'existence ! Nous sommes bien peu de chose, en vérité...